Imaginaire n°593
mercredi 10 janvier 2024
inspirée par
“L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde”
de Robert Louis Stevenson
Changer de corps ou de camp ?
DE QUOI PERDRE LA TÊTE
Il s’est réveillé dans cet antre malsain éclairé par un vasistas dans le toit. Il était très sale, couvert de poussières collées laissant la lumière passer malgré tout.
Allongé par terre, comme si on l’avait jeté là. La joue contre le sol, il a ouvert un œil. Il n’a pas compris tout de suite ce qu’il faisait ici. Il a levé son crâne. Un mal de tête lui faisait une douleur insupportable.
Difficilement, il s’est mis sur ses pieds. La pièce qui n’avait certainement pas été nettoyée depuis la nuit des temps, était habitée par quelques rats qui vaquaient d’un vieux bureau démembré devant une antique chaise. Il y avait aussi une armoire en fer, le genre “bureau de la Stasi” des années 50. Plus loin, sous le vasistas, un pauvre lit agrémenté d’une sorte de petit matelas défoncé d’où sortaient d’autres rongeurs.
“Qu’est-ce que je fous là ?” s’est-il demandé.
Il est allé vers le bureau. Dans un tiroir, il y avait uniquement un trousseau de clefs et un papier chiffonné. Sur celui-ci était écrit : “Gare d’Anhalt — C.42”.
Il avait le message en main. Rien que d’essayer de se demander ce que cela voulait dire lui faisait des coups dans la tête.
Il a mis le mot dans une de ses poches. Tournant la tête, il a regardé l’armoire. Que faisait cette antiquité dans ce gourbi.
“Aïe, bordel... ça me fait un mal de crâne.”
Il est allé vers le meuble. Il était fermé à clef. Énervé, il a tenté de forcer l’ouverture. Rien n’y faisait. Soudainement, il s’est rappelé le trousseau dans le tiroir.
Il est allé le prendre et a trouvé la clef correspondante. C’est là, quand il a ouvert, qu’une image s’est imposée à sa mémoire vacillante. Il y avait, sur l’une des étagères... une tête.
Il a reculé, effrayé. Par ce truc posé sur l’étagère et cette image floue qui lui revenait.
“Putain, mais c’est moi !... On m’a coupé la tête.” Il se remémorait une ombre penchée sur lui, qui avec une scie le décapitait. Il se revoyait, vivant, couché sur le sol de cette pièce, et cette silhouette indistincte à genoux à côté de lui qui consciencieusement lui tranchait le cou.
Il a mis la main à sa nuque, comme un réflexe, pour vérifier. Mais il ne sentait rien.
“Merde ! C’est quoi ce machin ?”
Il lui fallait vérifier sa vision. Il a cherché dans la pièce s’il y avait des traces de sang. En effet, en bougeant le lit, dessous, il y avait bien une grande flaque de sang séché.
Il revint vers ce crâne ; lui toucha la joue. Au même moment, il sentit une main sur la sienne.
Il a failli tomber par terre de terreur.
Il s’est mis à genoux, la tête... la sienne, dans ses mains ; fermant les yeux. Puis relevant le regard vers cette chose inanimée ; il s’est rappelé le message, “Gare d’Anhalt — C.42”.
“La gare, je connais à Berlin... mais ce C.42 ?”
Un prénom lui traversa la mémoire. “Innotchka !”, un visage aussi lui réapparut ; celui d’une jeune femme aux cheveux longs et blonds, un regard de braise, un corps lascif. “La salope !” se dit-il d’un coup. “C’est elle qui m’a décapitée.” Son regard devint noir, les paupières mi-closes, il serra les poings. Si elle avait été là, il lui aurait défoncé sa jolie figure. “Innotchka... du KGB... la garce, elle m’a bien eu.”
Il se décida à aller voir sur place, gare d’Anhalt. C’était près de la Potsdamer Platz. Son mal de tête avait presque disparu. Ça le rassura.
Il vérifia par le vasistas qu’il était bien toujours à Berlin. Il vit la Fernsehturm, cette grande tour de la télévision à Berlin-Est, de l’autre côté du fleuve.
“Bon, c’est déjà ça... je suis toujours à Berlin.”
Il referma l’armoire de fer, à clef ; et sortit.
Il était au sixième étage d’un vieil immeuble délabré. “J’espère que je suis bien du bon côté.” Se dit-il, soudainement inquiet de penser qu’il pourrait être chez les soviets.
Arrivé en bas, il put remarquer tout de suite qu’il était du “bon côté”... les soldats américains qui se promenaient nonchalamment était une preuve suffisante.
“Ouf !”
Il regarda où il était et s’aperçut immédiatement que la Potsdamer Platz devait être de l’autre côté du pâté de maison. Il connaissait suffisamment l’ancienne capitale du Reich, depuis que la CIA l’avait envoyé en 1971... “Cinq ans déjà ; ça le fit sourire. Un Men in black qui survit plus de quatre ans... un record.” Se flatta-t-il.
Pour être certain de quel jour on était, il s’arrêta chez un marchand de journaux, pris le Die Welt et fut rassuré en voyant la date, “mercredi 6 octobre 1976”. Ce faisant, il apprit par la une du journal qu’Helmut Schmidt était toujours chancelier.
“Bon... c’est déjà ça, les cocos n’ont pas pris le pouvoir... mais j’ai été absent quinze jours.”
***
Il était devant le casier 42 de la consigne de la gare. “C’était pourtant simple... “C” égal “Casier.” Il sourit, ouvrant le fameux compartiment.
Tout s’éclaira.
La tête dans l’armoire de fer était celle de son frère jumeau, Andrew. En face de lui, dans ce petit réduit, il y avait... la tête d’Innotchka.
Ça lui revint d’un seul coup. Il avait été retourné par un de ces contacts à la Stasi, Evgueni Soubiac. Il travaillait désormais pour les “rouges”. Et c’est lui qui avait coupé la tête de son frangin pour brouiller les pistes de ses anciens collègues de l’Agence. Quant à Innotchka... “Cette salope”, il avait découvert qu’elle s’appelait en fait Heather McCormick... elle travaillait pour la NSA. Et c’est lui aussi qui l’avait décapité... avait posé cette tête dans ce casier. Il avait voulu l’envoyer plus tard à Washington, quand il serait passé à l’Est.
En un seul instant, il se rappelait qu’il avait eu un rendez-vous juste après avec son contact, Evgueni, dans cette sale pièce. Il avait bu de cette Vodka que lui avait offerte “cet enfoiré d’Evgueni”.
Soudainement... il comprit.
Il était dans une merde noire... à l’Ouest, mais sans possibilités d’aller de l’autre côté. On avait voulu l’empoisonner d’un côté et de l’autre, on voudrait certainement lui faire la peau.
Il entendit une voix familière, celle de son supérieur à la CIA, Timothy Brainworth.
“Jack ! Les mains en l’air.”