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Imaginaire n°728
mercredi 20 novembre 2024

Le destin d’un film.

À L'OMBRE

Le rio Pequeño, au nord du Mexique est bien moins connu que le fameux rio Grande. Cet été 1949, John est inquiet. Sa vedette est absente pour les scènes prévues ce jour-là.
— Vous avez pas vu Maureen ? demande-t-il au passage à la costumière, Adele Palmer.
Elle pose sa grande tasse de café sur le bord d’une table.
— Si, je l’ai vue tout à l’heure, elle allait par là-bas, dit-elle en montrant le rio paisible.
John Ford fronce les sourcils. Il n’aime pas que ses acteurs n’en fassent qu’à leur tête.
— On fait quoi, Jack ?
L’opérateur est assez déçu, il a bien préparé tout le matériel pour les prises de vues, et la lumière à cette heure-là est parfaite.

***

La quarantaine conquérante, sûr de lui, l’acteur principal du film, John Wayne, fait toujours succomber ses partenaires féminines, nonobstant son deuxième mariage. Et là, torse nu, il s’approche de la jeune actrice qui fit des débuts prometteurs dans “La taverne de la Jamaïque”, il y a dix ans alors qu’elle n'avait que dix-neuf ans.
La beauté resplendissante, à demi-nue, plongée à mi-corps dans l’eau rafraîchissante de cette rivière, éblouit le séducteur. Son œil gauche se plisse, un sourire naît sur son visage.
— Alors, Maureen ? On se prélasse ?
Elle qui se croyait à l’abris des regards, se couvre la poitrine de ses bras. Rougissant comme une jeune pucelle.
— Il fait tellement chaud, John.
L’acteur vedette, montre du menton le petit pont qui enjambe ici le rio Pequeño.
— Pourquoi ne vas-tu pas, sous ce petit pont, à l’ombre, alors ?
Maureen suivant le regard de son partenaire, semble découvrir la petite maçonnerie.
Elle sourit béatement.
— Figure-toi que je ne l’avais même pas remarqué... il est si petit.
John Wayne, décidé à partager un moment de calme loin du plateau, retire ses Justin[1] pour entrer dans l’eau, tout en gardant pudiquement son pantalon.
Il se dirige sous le pont, et s’allonge dans l’eau en tournant la tête vers l’actrice.
— Allez, Maureen, je ne vais pas te sauter dessus, Esperanza n’apprécierait pas, fait-il avec un sourire de communiant.
— Je crois que William[2] non plus, sourit-elle.
Elle se décide et se rapproche, mais après avoir repris la chemise blanche qu’elle avait pris le matin, pour se couvrir.
Ils sont là, tous les deux, allongés dans l’eau, à l’ombre sous l’arche bienfaitrice de ce petit pont, lorsqu’ils entendent les pas de deux personnes au-dessus d’eux.
Alors que John Wayne allait lancer une de ses réparties dont il a le secret pour être un peu tranquille, une voix à l’accent typiquement soviétique se fait entendre.
— Tu m’avais dit qu’il était là, Anton.
— C’est ce que j’ai entendu tout à l’heure de la bouche de la costumière, Alexeï !
— Le camarade Staline ne va pas être content si on le loupe encore, comme à El Paso, la semaine dernière.
Se croyant seuls, les deux personnages inquiétants par leurs propos, s’accoudent sur le rebord de ce petit pont, tandis que John met son index contre ses lèvres en regardant fixement la jeune Maureen.
— Dis, Anton, tu sais pourquoi le vieux veut qu’on le bute ?
Après un court silence.
— À cause de son influence anti-communiste, camarade, surtout auprès des studios.
— C’est dommage, j’aime bien les westerns moi.
Un long silence suit un raclement de gorge.
— Fais attention, Alexeï, il fait froid en Sibérie...
Toujours silencieux, les deux vedettes du film ne bougent pas d’un cil.
— Pardon, camarade Anton Dimitrievitch Papov... tu garderas ça pour toi ?
— Bah... disons que ce qui se passe sur ce petit pont, reste sur ce petit pont.

Personne ne sait vraiment si cette scène s’est bien déroulée ainsi, mais Staline oublia bien vite ce projet[3], il avait tant de personnes à torturer d’abord. Quant au film qui sortira l’année suivante en 1950, “Rio Grande”, il fait partie des chefs-d’œuvre du cinéma.

[1] Pas la plus célèbre, mais la plus vieille marque de Santiags au monde, créée en 1879 au Texas.
[2] Le lieutenant William Houston Price, son mari depuis 1941.
[3] Une “révélation” de Michael Munn dans son ouvrage “John Wayne : the Man Behind the Myth”, édité en 2003.